Vivre dans un monde «tech-free» : un luxe?
Et si la véritable inégalité, c’était justement de ne pas pouvoir se passer de technologie?
Dans le domaine de la prospective, détecter des signaux faibles consiste à repérer des phénomènes émergents qui annoncent, peut-être, d’importants bouleversements à venir dans un secteur donné.
Parfois, ces données proviennent d’un fait si isolé qu’il passe sous le radar. Ou alors, on s’en fout, par réflexe de survie dans la jungle informationnelle.
Prenez le mouvement des « tech-free homes », initié par des propriétaires ultra-riches. Tannés de perdre les mots de passe d’appareils improbables ou d’être réveillés en pleine nuit par l’éclairage automatique qui part tout seul, ils ont décidé de tirer la plogue.
Ils réclament maintenant le confort analogique. Ce qu’ils revendiquent aussi, je crois, c’est une certaine reprise de contrôle sur leur environnement et les technologies du quotidien.
Ce mouvement discret m’apparaît comme un signal faible d’importance majeure. Il soulève deux enjeux socio-techniques qui nous concernent bien au-delà des quartiers du 1 % :
D’abord, le manque de contrôle réel accordé aux usagers de produits numériques
Et cette question : vivre dans un monde tech-free, est-ce devenu un privilège?
Pour un meilleur contrôle des usages
Si vous avez plus de 35 ans, vous vous rappelez sûrement de ce qu’était l’expérience mobile avant l’iPhone. L’appareil servait à appeler, parfois à texter. Même s’il nous rendait joignables en tout temps et qu’on commençait à ressentir la pression qui venait avec la mobilité, on passait peu de temps à regarder l’écran.
L’arrivée de l’iPhone a changé la donne. Au début, il était encore discret, car peu d’apps envoyaient des notifications. Les sites n’étaient pas encore responsives, les vidéos étaient de mauvaise qualité, et l’écran vertical ne livrait pas encore cette expérience de divertissement qui fait de TikTok et YouTube des plateformes de streaming à part entière.
Puis, il y a eu un moment pivot — comme le décrit parfaitement PJ Vogt dans le dernier épisode de Search Engine. Ce moment où on avait encore l’impression de choisir d’ouvrir son téléphone, d’aller sur les médias sociaux pour vivre une expérience (circa 2010)… avant que ces technologies ne s’infiltrent dans toutes les sphères de nos vies — au point qu’on commence à parler d’addiction.
Ce tournant est le fruit de stratégies commerciales qui ont mené à ce phénomène d’emmerdification de l’expérience numérique.
J’en ai déjà parlé ici, mais petit rappel : ce terme désigne ce qui se produit quand une entreprise commence par offrir de la valeur aux usagers, puis aux partenaires d’affaires, avant de recentrer l’ensemble de son modèle sur ses propres intérêts et ceux de ses actionnaires une fois qu’elle domine le marché. C’est là que les prix montent (Uber), ou que les interfaces s’optimisent pour capter plus d’attention et passer plus de pubs pendant le doom scrolling (Meta).
Dans cette logique, la vision produit devient difficilement compatible avec les besoins de bien-être physique ou mental des usagers — même si, sur papier, tout développement technologique se dit user-centric.
Mais ce n’est pas parce que la techno détecte qu’on aime le gâteau qu’on veut se faire servir du gâteau. Pis du gâteau. Pis encore du gâteau.
Ce serait trop facile de croire que la solution passe uniquement par des outils pour gérer notre temps d’écran. Oui, des apps comme One sec (qui vous demandent pourquoi vous ouvrez Instagram — c’est quand même drôle) peuvent jouer un rôle, car il est vrai qu’une prise de conscience suffit parfois à casser les automatismes…
Pour citer encore PJ Vogt, ce type de produit — qui « vend » une prise de contrôle plus personnalisée sur l’expérience numérique — deviendra assurément un nouveau terrain de jeu lucratif.
Autrement dit, le contrôle sur notre expérience numérique devient lui aussi un marché. Un luxe, donc, loin d’être accessible à tous.
Il s’agit donc maintenant de reconnaître deux types d’exclusion numérique : d’abord celle liée à l’accès et à la littératie numérique, puis celle, plus contre-intuitive, liée au contrôle des outils technologiques au quotidien — pour que ceux-ci soient réellement au service de l’usager, et non l’inverse.
Les doubles-exclus
Ce n’est un secret pour personne : une logique techno-commerciale qui ignore les besoins spécifiques — souvent non monétisables — de certaines populations crée, sans le vouloir, des zones d’exclusion numérique.
C’est le cas des personnes âgées ou en situation de handicap. Des gens qui ont un contrôle extrêmement limité sur leur expérience usager.
Comme le montre l’étude A Call for Integrated Approaches in Digital Technology Design for Aging and Disability, il y a certes des avancées en accessibilité. Et je confirme qu’on tient compte de ces exigences dans les plans de développement numérique. Mais atteindre les plus hauts standards des normes WCAG reste un défi, surtout en ces temps où les budgets se font de plus en plus maigres…
Un autre point frappant de l’étude : on accuse parfois ces usagers de ne pas « maîtriser » les outils, alors que bien souvent, le problème est d’ordre structurel.
“It is not uncommon for both older adults and disabled people to have internalized ageism or internalized ableism and thus to also believe that the problem is individual rather than structural.”
Un design pensé sans eux, ou simplement basé sur des principes de base stéréotypés (augmenter la taille et la distance entre les fonctions de contrôle, simplifier la navigation, réduire la charge cognitive, ajuster le design visuel…).
Or, il ne faut pas blâmer les designers, car la plupart du temps, ils travaillent avec des personas cibles définis trop étroitement pour inclure les besoins spécifiques à ces populations.
“Most recommendations advocating for simplicity do not comprehensively capture the heterogeneity of older adults’ experiences and include ageist beliefs. These recommendations often presume older adults have a generally lower perceptual and cognitive functioning, and disinterest in performing complex tasks using technology, which is not true for all older adults. A recent review highlights this presumption, noting studies describing technology design with older adults emphasize ‘age-related deficiencies’ and ‘technological illiteracy’.”
Résultat : un fort sentiment d’exclusion — pour ne pas dire de dégoût — alors qu’on leur impose quand même l’usage, sous peine de ne pas pouvoir participer pleinement à la vie sociale ou économique.
Un monde sans tech est-il devenu un luxe?
J’ai attrapé cette question dans une publication de ScanClub, et depuis, elle me trotte dans la tête.
On aborde souvent l’accessibilité numérique en parlant de réduction des inégalités. Mais si, au fond, la vraie inégalité, c’était celle de ne pas pouvoir se passer de technologie?
Car aujourd’hui, seuls les plus riches semblent pouvoir se déconnecter sans conséquences. Prendre une pause sans perdre des opportunités. S’éloigner sans être pénalisés.
L’enjeu n’est donc peut-être plus simplement l’accès aux technologies… Mais la liberté d’y renoncer?
Vous en dites quoi?
Merci de m’avoir lu! N’hésitez pas à me faire part de vos commentaires ou de suggestions de lecture/visionnement sur les tendances et innovations dans le domaine des technologies, en particulier des plateformes numériques.
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Claudia