L’engagement numérique : les dérives d’une mesure impossible
Comment éviter la « spirale de la mort »
We don’t know what we think we know.
Que ce soit en lien avec notre domaine professionnel, notre histoire familiale ou notre état de santé, j’imagine qu’on en aurait tous long à dire sur le sujet. Ça serait un bon filon pour une série balado, il me semble.
Mais comme cette infolettre se concentre sur les plateformes numériques et la creator economy, je vais m’attarder à un concept bien connu des gens qui travaillent dans le « numérique », mais plus complexe à définir qu’on le pense : l’engagement des auditoires numériques.
Ces gens suivent tous de près les activités des utilisateurs de leurs plateformes (défilement, temps passé, nombre de pages vues par visite, etc.) afin de comprendre leur expérience et ce qui capte leur attention. Plus on comprend les usages et les points de friction (comme le temps de chargement des pages), mieux le produit numérique peut s'adapter aux attentes des utilisateurs. Tout le monde est content et le Web se porte mieux.
Or, vous me voyez venir : c’est un brin plus compliqué.
Premièrement, parce que la compréhension du concept d’engagement se limite souvent à l’analyse de données quantitatives incomplètes, ce qui donne un tableau très partiel des intentions des utilisateurs lorsqu’ils consultent la page d’un site d’information ou d’une plateforme de streaming. Les créateurs numériques ont définitivement une longueur d’avance de côté-là, MAIS, ils ne sont pas propriétaires de leurs plateformes qui elles, font leur propre usage de la tonne de données générées par leurs publics.
Deuxièmement, admettons que toutes les entreprises puissent adopter des méthodes de collecte de données aussi sophistiquées que Google et Meta, leur permettant de capitaliser sur d’énormes quantités de données comportementales. Comment s’assurer que les intérêts des utilisateurs demeurent au centre des décisions, tout en reconnaissant la nécessité de générer des revenus à court terme?
Je pose cette question non pas pour remettre en cause le modèle basé sur les revenus publicitaires — pas cette fois-ci, en tout cas — mais plutôt pour stimuler la réflexion sur les dérives des mesures d’engagement appliquées sans une compréhension holistique du sujet.
Les deux premières suggestions de lectures ci-dessous font écho à mes questionnements. Ce ne sont pas des analyses très poussées, mais elles mettent le doigt sur le bobo. En revanche, la troisième est un article scientifique qui aborde précisément l’enjeu des pièces manquantes dans la mesure de l’engagement numérique.
La spirale de la mort de l’engagement
L’auteur de l’infolettre Trend Mill, Stephen Moore, fait ici référence à l’étrange phénomène qu’est le « moulin de fourmis » ou « spirale de la mort », lorsqu’un groupe de fourmis qui a perdu la trace du groupe principal se met à tourner sur lui-même jusqu’à mourir d’épuisement.
Selon Moore, les grandes plateformes sociales comme Facebook ou Twitter (X) sont en pleine spirale de la mort depuis qu'elles sont devenues d’abord des outils de collecte de données, obsédées par leurs algorithmes et les métriques d'engagement. Elles ont sacrifiées l’expérience utilisateur au profit des revenus publicitaires.
Un bon exemple de cela est lorsque Meta a retiré les liens des médias d’information canadiens de ses plateformes. Comme leur analyse de l'engagement montrait que cela avait finalement peu d'impact sur leurs revenus, ils ont maintenu cette décision et sont prêts à l’appliquer à d’autres pays. Mais est-ce que cela signifie que leurs utilisateurs se sentent « écoutés » ? Cette décision a-t-elle vraiment été prise dans leur intérêt ?
I can't think of a single positive change to a social media platform in years. Nothing has been done with user value in mind; every change is only made to satisfy shareholders. They've killed link sharing. They've killed the ability to see updates from your friends and family. They've killed reach for creators. They've killed news and trustworthy information. They killed news feeds and home feeds by making it almost impossible to scroll chronologically, and almost impossible to see anything but suggeste content and sponsored posts. All in favor of what? Engagement metrics.
La situation ne fait qu'empirer avec l'arrivée de l'IA, qui pollue les plateformes sociales de contenus générés artificiellement. De plus, l'IA est souvent associée à des tactiques d’engagement, comme le souligne le dernier rapport du Reuters Institute.
Moore souhaite un retour aux sources des réseaux sociaux. Plusieurs initiatives sont en cours, et on dénote une certaine tendance pour le retrait des algorithmes, ou en tout cas, pour des algorithmes responsables et respectueux de l’utilisateur.
Algorithm is now a dirty word
Ce texte de l’infolettre Embedded est réservé aux abonnés, mais je vous résume ça en quelques mots.
Selon Kate Lindsay, on se fait un peu trop pousser des ‘’industry plants’’, et cela, vous l’aurez deviné, au détriment de ce que nous voulons réellement comme utilisateurs de plateformes comme TikTok, YouTube ou Spotify. Le terme ‘’industry plant’’ désigne les artistes ou productions culturelles qui sont « sélectionnés » par les algorithmes et qui nous sont présentés ad nauseam.
Mais notre comportement y est aussi pour quelque chose, car c’est nous, enfin, le grand public, qui entrainons ces algorithmes par nos choix et nos comportements. Or cette technologie devait favoriser la découverte, non pas accélérer l’uniformisation culturelle…
(Contre) une théorie de l’engagement des auditoires
La pièce de résistance : cet article qui décrit les pièces manquantes du puzzle de l’engagement. Le problème, c’est que ces pièces sont difficiles à obtenir… En gros, pour vraiment comprendre l’engagement des audiences numériques, en particulier avec les médias d’information, il faudrait être capable de mesurer l’intensité émotionnelle avec laquelle un utilisateur s’engage avec le contenu et le média.
Paradoxically, the types of engagement in the lower half of the figure, the ones that are difficult to capture with audience metrics, are the ones that might be the most profound. This is the kind of engagement that affects people, that perhaps changes views and behaviours and therefore has democratic impact.
Si je résume, les chercheurs soutiennent que l’engagement des auditoires numériques est un phénomène multidimensionnel englobant des dynamiques techniques-comportementales, émotionnelles, mais aussi normatives et spatio-temporelles.
Selon ces chercheurs, l’analyse critique des auditoires numériques ne peut se limiter à des observations sporadiques de comportements décontextualisés ou à des pourcentages d’enquêtes isolés. Ces auditoires sont nécessairement sociaux, enracinés dans la société et l'histoire de différentes manières, et ce, au-delà de leur relation avec les médias. C’est pourquoi l’analyse doit tenir compte du contexte de socioculturel, économique et géographique. Dans le fond, il faudrait appliquer des méthodologies semblables à celles utilisées pour la recherche sur les pratiques culturelles.
Ce qui n’est pas une petite affaire.
Voilà! Encore une fois, n’hésitez pas à me faire part de vos commentaires et recommandations de lecture.
Je vous remercie d’avance.
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Claudia