Il y a sept ans, je publiais enfin mon mémoire de maîtrise, résumant des années de recherche sur le financement participatif de la musique. Des années, oui, à jongler entre ce projet et mon travail à temps plein à Radio-Canada.
Avec le recul, je crois que c'était la meilleure façon de faire. Cela m’a permis de laisser « mariner » mes analyses, de revenir à elles avec un regard plus aiguisé, enrichi par mes expériences sur le terrain des médias et du milieu de la musique.
J’y reviens aujourd’hui pour une raison : ma conclusion est dépassée.
Il y a 10 ans, le financement participatif était vu comme une étape transitoire pour les artistes, une sorte de tremplin vers une « vraie » carrière dans l'industrie musicale.
Aujourd'hui, avec l'essor de l'économie des créateurs, cette vision est devenue obsolète.
En 2024, un créateur à succès sur YouTube (ou d'autres plateformes) ne cherche plus à être repêché par des majors. Fini l'image de l’artiste-entrepreneur amateur en quête de rentabilité. Désormais, les opportunités pour les créateurs souhaitant vivre de leur passion sont nombreuses, et ce nouveau statut est paré d’une aura séduisante. Créer en toute liberté, le rêve!
Je sais que cette réalité ce s’applique pas à tous les artistes. Mais c’est un changement de paradigme que je n’avais pas anticipé.
Or tout n’est pas rose dans cette nouvelle économie. Les créateurs, qui doivent jongler entre plusieurs rôles (producteur, éditeur, designer, gestionnaire de communauté, et autres tâches administratives), sont souvent épuisés. Beaucoup se sentent isolés, seuls à bord de leur propre entreprise, ce qui entraîne un taux alarmant de burnout – 90 %, selon certaines sources.
Cette dynamique me ramène encore à mes recherches sur le sociofinancement, où j’avais observé une tendance pour les discours d'émancipation créatrice, notamment chez les fondateurs de Kickstarter, Indiegogo, Patreon. Pourtant, ces mêmes plateformes, ainsi que les médias sociaux (essentiels aux campagnes) fonctionnent selon des logiques centralisatrices, distribuant l’attention vers le 1 % des créateurs les plus populaires, exacerbant ainsi la compétition plutôt que la collaboration.
Une tendance au repli sur soi se dégage en effet du discours des musiciens-entrepreneurs de l'étude. Ils sont impatients de faire entendre leur musique et les moyens du Web, tels les plateformes de sociofinancement, leur donnent l'occasion de passer à l'action « sans attendre après les autres ». [...] Or, la réalisation du message émancipateur (tout le monde a sa chance!) se bute au modèle d’affaires de la plateforme [...]. » - Mon mémoire
Tout cela pour dire qu’en 2024, la création indépendante n’est plus une exception. Elle est en voie de devenir la norme, pour le meilleur comme pour le pire.
Niche power : l’éclatement des macro-cultures en niches
D’un point de vue économique, le modèle dominant reste celui de la culture de masse : produire en grande quantité et diffuser des contenus standardisés à un large public. Certains m’ont déjà affirmé que les niches ne fonctionnent pas au Canada, car le marché est trop petit.
Mais ce modèle « de masse » est en déclin.
Cela ne veut pas dire que les grandes productions rassembleuses disparaîtront (remplir des stades est toujours possible : la Gen Z est la génération qui dépense le plus dans les concerts live). Mais, à la lumière des dynamiques actuelles et des tendances de consommation en ligne, il est évident que les médias et industries culturelles traditionnelles ont des perspectives de croissance limitées.
Au mieux, ils appartiendront aussi à la culture de niche, comme c’est déjà le cas pour le théâtre.
Once a dominant art form, theater ceded its cultural primacy a long ago. People still produce and even write excellent plays and musicals, even today, but it’s no longer the primary vehicle for cultural expression and innovation. It’s a niche. Similarly, film, fashion, literature, or even music as we once knew them are no longer the primary mediums through which new and exciting culture is experienced. They haven’t completely gone away, but the landscape has changed so radically that they shouldn’t be the metric we use to measure the progress of culture.
On cite le théâtre en exemple, mais on pourrait aussi parler du cinéma, de la musique. Ces formes d’art n’ont pas disparu, et ne disparaitront sûrement pas, mais elles ne sont plus les principaux vecteurs d’une culture innovante.
Ce déclin de la macro-culture fait place à une fragmentation en niches culturelles, souvent plus connectées et alignées avec les intérêts spécifiques de communautés, plus petites mais très engagées. Les micro-cultures, propulsées par des plateformes comme Substack, Patreon ou des plateformes émergentes, prennent une place grandissante sur le marché culturel.
Pourquoi? Soif d’authenticité, oui, mais peut-être aussi une réaction face à la surcharge informationnelle. Dans un océan de contenus similaires, les gens cherchent des connexions plus intimes, des sujets qui résonnent avec leurs émotions, leurs valeurs et leur posture citoyenne.
Voici une publication du co-fondateur de Narcity, Chuck Lapointe, qui fait écho à cette nouvelle réalité :
Des plateformes alternatives… ou presque : la clé du futur des niches?
On le sait, les médias traditionnels, bien qu'ils continuent de produire du contenu rassembleur, sont de plus en plus confrontés au désengagement des publics, surtout des jeunes, qui migrent vers les plateformes sociales. Et les milliardaires de la Silicon Valley se désintéressent eux aussi de ces médias, car leur survie repose désormais sur les créateurs de contenu.
Google, par exemple, ajuste ses critères d’évaluation en privilégiant le UGC (User-Generated Content), renforçant ainsi le rôle crucial des créateurs dans l’écosystème du Web.
Les industries culturelles et médiatiques ont pris du temps à répondre à cette déconnexion croissante. Mais voilà que des initiatives de « reconnexion sociale » menées par CBC/Radio-Canada et de Village Media tentent de reconstruire des ponts.
En témoigne cet entretien avec Catherine Tait, PGD de CBC/Radio-Canada, en particulier au sujet de l’incubateur d’espaces publics :
"Social media is where the audience is today, the young audience," Tait said Wednesday.
"They're not on TV, they're not listening to the radio and they're barely on our streaming platforms. If we don't figure this one out ... If we can crack this nut, we have a future. And if we don't, I wonder."
Échos similaires du côté de Village Media, avec le projet de plateforme sociale Space : "It's our chance to fight back on something we gave up on many years ago and shouldn't have."
Besoin d’un vocabulaire pour aborder la culture Web
Bon, c’est bien beau parler de l’essor de l’économie des créateurs, mais un moment donné, il faudra se pencher sur le développement d’un « nouveau langage » pour aborder la culture du Web, trop souvent ignorée ou banalisée des médias traditionnels.
Tout ne se rapporte pas qu’au syndrome du personnage principal sur TikTok, et même qu’en changeant de perspectives, on peut y découvrir quelque chose comme un Théâtre du Nouveau Monde! La culture des mèmes, par exemple, redéfinit l’art en ligne et participe à la création de nouvelles connexions humaines.
Si le sujet vous intéresse, je vous recommande fortement cette infolettre :
Je tiens à préciser ceci : je suis optimiste. Nous sommes prêts pour de nouvelles alternatives, et comme l’a souligné un auteur du New York Times : ’The idea that a new social media site might come along to be the one app for everyone appears unrealistic’.
Il est peut-être temps de cesser de répondre aux enjeux du rayonnement culturel numérique avec des stratégies de croissance empruntées au Big Five. Les moyens sont inégaux!
Plutôt que de reprendre les modèles des grands acteurs internationaux dans un marché déjà saturé et aux perspectives limitées, pourquoi ne pas renverser la logique et viser plus petit, avec une approche plus ciblée et adaptée à nos réalités?
Je m’arrête ici pour aujourd’hui. N’hésitez pas à me faire part de vos commentaires et recommandations de lecture.
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Claudia