Peut-on avoir un projet à impact social en parallèle de son travail?
« On pense qu’on vit dans une société démocratique où l’action bénévole est bien vue, mais la réalité c’est que beaucoup d’entreprises n’aiment pas cela », lance sans détour Luc Lefebvre, président et cofondateur de l’organisme Crypto.Québec.
Tiens, tiens. Voilà un angle nouveau à mes recherches sur les side projects : la conciliation tendue de l’exercice du devoir citoyen comme projet personnel et l’engagement professionnel.
Tension qui dépend évidemment du type d’action que l’on mène en dehors des heures de bureau et du type d’emploi occupé. J’ai déjà vécu des situations délicates liées aux prises de position sur les médias sociaux, mais rien comme ce que Luc m’a raconté.
C’est étrange à dire, mais mener un projet à impact social comporte son lot de risques. On peut bien vouloir transformer positivement le monde, mais cela implique, parfois, de jouer un rôle en dehors du système.
C’est là que ça devient compliqué.
ORIGINE DE CRYPTO. QUÉBEC ET MOMENT PIVOT
Comme tous bons projets, l’idée de Crypto.Québec est sorti dans un moment de fun. « Une soirée forte en bières au Dieu du ciel, en mars 2015, se rappelle Luc. Au début, on n’avait qu’une page Facebook, les gens ne connaissaient pas encore notre raison d’être. Puis est arrivée la fuite d’Ashley Madison. »
Cette fuite, ç’a été LE moment pivot de Crypto.Québec. L’événement a révélé la pertinence de l’organisme dans l’écosystème médiatique et numérique, et ainsi permis d’asseoir la crédibilité de sa mission.
Mission de Crypto.Québec :
Produire et soutenir la publication d’information vulgarisée et factuelle sur les enjeux liés à la surveillance, la sécurité informatique, la géopolitique, la vie privée, la technologie de l’information et le renseignement .
Cette dernière se décline en quatre types de services offerts par des bénévoles experts. Je ne vais pas tout détailler ici, visitez leur site.
Je reviens à Ashley Madison, le fameux site de rencontres adultères d’Avid Life Media qui a subi un piratage monumental en juillet 2015. Des millions d’adresses de courriel, des noms d’utilisateurs, des numéros de cartes de crédit, bref, de quoi faire chanter les victimes qui avaient donné des emails du gouvernement ou l’armée. Les conséquences se sont avérées tragiques, on compte même des suicides.
La nouvelle avait fait le tour de monde. Au Québec, c’est Crypto qui l’avait sortie en premier.
« C’est à ce moment-là qu’on a réalisé que les médias n’avaient pas les connaissances ni les ressources qu’il faut pour fouiller dans des bases de données. [La fuite] a fait qu’on a été ultra occupés, on est rentrés dans le rolodex de plusieurs d’entre eux. Le mot s’est passé : dès qu’il y aurait des fuites de données, on appellerait ces gars-là! »
Une fuite de données, un besoin à combler, une opportunité à saisir : voilà, en gros, comment Crypto.Québec est parvenu à se positionner comme l’organisme à contacter quand on a besoin de vulgariser des enjeux complexes liés à la sécurité informatique ou pour obtenir l’accompagnement d’un expert.
Mais toi, Luc, comment es-tu devenu cet expert en sécurité informatique socialement impliqué?
« Je faisais du hacking quand j’étais jeune. J’étais un geek super impliqué, j’ai même eu une start-up. J’aidais les maisons d’hébergement à faire du networking! Mais il ne semblait pas y avoir d’avenir dans le hacking, tous mes amis se faisaient arrêter. Comme je voulais avoir une carrière, j’ai décidé d’étudier en RP; ç’a été pour moi une façon de renforcer mes faiblesses, parce que j’étais gêné de parler en public », raconte-t-il.
A priori, le lien entre les relations publiques et l’informatique n’est pas évident. Mais il y en a un.
« On peut aborder la sécurité informatique à partir de trois grands angles et l’un d’eux, c’est la sécurité réputationnelle, précise Luc. C’est ce que je suis allé chercher dans mes études j’ai amené ça dans le projet de Crypto. »
QUAND L’IMPLICATION CITOYENNE ENTRE CONFLIT AVEC LE BOULOT
Luc est à Crypto comme un poisson dans l’eau. Il en parle avec passion et conviction.
Mais ça vient d’où, ce feu de l’engagement? « J’ai eu deux parents qui étaient pas mal impliqués socialement. Chez nous, il y avait toujours des discussions politiques. »
Ok. La référence à l’enfance de Luc peut sembler banale, peut-être même cucul, mais pas pour Sartre. Petite parenthèse philosophique que j’ouvre ici suite à une lecture récente sur les projets personnels et professionnels à l’aune de la philosophie existentialiste. (Je vais m’attarder à cet angle philosophique dans un autre texte, sinon on va se perdre…).
Selon Sartre, un projet est toujours « l’articulation d’un passé, d’un présent et d’un avenir, en tant que l’avenir éclaire et ordonne le passé, ce qui ouvre à la situation et à l’action présente. » Donc le futur que l’on cible donnerait du sens à notre passé et orienterait ce que l’on fait right now.
En 2010, alors que Luc amorçait sa carrière et ne savait pas encore ce qu’il voulait vraiment faire dans la vie, il a fondé QuébecLeaks. « C’est à ce moment-là que j’ai compris que la job de jour, c’est cool, mais c’est pas ça qui va faire en sorte que je vais changer le monde. Ma mère m’avait déjà donné l’impression qu’on pouvait faire une différence et avec QuébecLeaks, je venais de le comprendre par mon action. Je ne pouvais plus retourner en arrière. »
Et ce, même si cette implication lui a coûté son travail de l’époque. D’ailleurs, il n’a pas perdu une, mais deux jobs à cause de ses projets à impact social et politique. C’est une de ses anciennes patronnes qui lui a fait prendre conscience de son rôle et de ce que ça signifie.
« Un jour, elle m’a dit “Luc, chacun a son rôle à jouer dans la société. Tu avais besoin de jouer le rôle de l’activiste à l’extérieur de la patente pour dire à la patente quels sont les enjeux.’’ Elle respectait ça et pourtant, elle était libérale! »
« Tu as le droit d’être employé dans une corporation le jour, et le soir, d’avoir le rôle d’un citoyen plus actif, défend Luc. Les deux peuvent rouler en parallèle et pas être en contradiction. C’est qui m’a encouragé à poursuivre même si j’avais perdu ma job. »
LA RÉSILIENCE TRANQUILLE
Comment vis-tu ça, Luc, la conciliation travail-vie personnelle et projet pour faire bouger les choses? La réponse tient en un mot : priorisation. « J’ai un cahier dans lequel chaque année, je mets mon top priorités de l’année. Je fais une liste de mon top 10-15 avec les projets que je veux atteindre dans l’année. »
La gestion des horaires n’a pas l’air d’être le plus grand obstacle à ses engagements de soir. Du moment que la famille va bien, et que la santé est bonne, tout roule. Et ce ne sont pas les projets qui manquent à Crypto.Québec : un livre, un balado, des formations, le calendrier est bien rempli.
« On est dans une belle passe en ce moment, dit joyeusement Luc. Pour la première fois de l’histoire de l’organisme, je peux commencer à payer mes bénévoles. »
Mais ç’a déjà été moins facile chez Crypto. En 2018, Luc a quitté l’organisme. Les bénévoles avaient une vision qui s’accordait difficilement avec la sienne. « Il y avait un clash entre leur perception de l’organisaiton et là où je voulais aller », explique-t-il. Or, il est revenu en 2020 avec un nouveau projet, qui a été accepté par le CA. Ils sont aujourd’hui une vingtaine de bénévoles impliqués à Crypto-Québec.
Les projets personnels, peu importe leur nature, nous en apprennent toujours plus qu’on ne le pense sur nous-mêmes (ça devrait même être la motivation première). Si t’avais à nommer un apprentissage, Luc?
« La résilience. Une résilience calme, je dirais. Je suis motivé et des fois, je sais que je peux être intense. Depuis que j’ai repris l’OBNL, je suis plus calme. J’ai compris que le changement peut prendre du temps et qu’on peut y arriver en en donnant l’exemple ici et là. Mais surtout pas en le poussant dans le fond de la gorge du monde. »
Avancer tranquillement, à pas de bébés. Parce qu’en prenant son temps, on voit mieux les angles morts.