Comprendre le langage d’une (nouvelle) culture dominante
Et faire un peu d’ethnologie des médias sociaux.
Les résultats de l’Enquête québécoise sur les loisirs culturels et le divertissement sont sortis cette semaine. Et le portrait fait mal.
Évidemment, ça inquiète. Mais à chaque fois qu’un rapport du genre sort, on se lance dans la même rengaine : il faut réglementer les plateformes, les forcer à pousser nos séries et nos chansons locales, espérer que les algorithmes changent la donne.
Comme si mettre une série québécoise sur l’écran d’accueil suffisait à donner le goût à tout le monde de la regarder.
Après quelques années à gérer des plateformes de diffusion, je peux le dire : mettre un contenu en avant ne garantit pas qu’il sera découvert ou écouté.
Oui, ça aide pour la notoriété du produit. Oui, ça facilite la vie des gens qui cherchent déjà du contenu d’ici, en particulier sur les télés connectées (dans ce cas précis, il s’agit surtout de rendre accessibles les applications des plateformes québécoises).
Mais ce n’est pas vraiment là que se fait la découverte.
La vraie découverte, elle passe encore par l’entourage. Selon l’Enquête québécoise sur la découverte des produits culturels, 77 % des internautes découvrent leurs prochaines séries ou films grâce à leur cercle de connaissances et d’amis.
Et pour les 15-29 ans, on précise que « l’entourage », ce sont beaucoup les médias sociaux.
Ce qui m’amène à cette autre culture « en ligne ». Ou plutôt, ces autres cultures, qui challengent notre idée de ce qu’est une « vraie » production culturelle. Parce qu’on réduit souvent le numérique à un simple pipeline de diffusion, alors que les plateformes sont devenues de véritables terrains de création, avec leurs codes, leurs règles et leur langage.
Parler le langage des algorithmes
Nerds de culture numérique, vous devez lire Algospeak du linguiste Adam Aleksic. L’une de mes lectures préférées cet été.
En gros, il explique comment nos façons de parler et de se connecter aux autres, en ligne puis en personne, sont de plus en plus modelées par les plateformes sociales, notamment par les logiques derrière leurs algorithmes.
Un chapitre marquant : la distinction générationnelle. Ce n’est pas nouveau que les jeunes veuillent se démarquer de leurs parents par leurs goûts culturels. Ce qui change, c’est que cette culture se vit dans des espaces non physiques quasi inaccessibles aux parents qui ne maîtrisent pas les codes.
Car il y a un langage propre aux plateformes sociales. Quelques exemples :
Chez les plus jeunes, les émojis sont utilisés de manière plus abstraite. Par exemple, la 💀 remplace 😂 (pour mort de rire).
Ils inventent des mots codés : « unalive » pour la mort, « seggs » pour le sexe.
Et le « TikTok accent », qu’on entend de plus en plus. Ses caractéristiques :
Uptalk : les phrases se terminent sur une intonation montante, comme une question.
Prosodie emphatique : on accentue exagérément certains mots-clés pour qu’ils restent en tête.
Rythme et pauses : les créateurs marquent de longs silences, pour créer de l’attente et garder l’attention.
Ce langage sort de l’écran et déborde dans le monde physique : on l’entend dans les conversations de cour d’école, et même dans des chansons. Pour les créateurs, utiliser les bons mèmes ou expressions (« skibidi », « no because ») devient alors essentiel pour que l’algorithme pousse leur contenu dans le For You.
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Que ça nous plaise ou pas, ça fait culture. Et si on veut comprendre comment les jeunes s’approprient – ou pas – la culture québécoise, il me semble qu’il faut d’abord comprendre celle qu’ils produisent et qu’ils partagent.
J’aurais envie de dire qu’il faut faire de l’ethnologie des médias sociaux.
Mettre le snobisme sur pause
« Les créateurs numériques, ce sont juste des panneaux publicitaires pour les marques. »
« Les vidéos TikTok, ce n’est pas de la vraie culture. »
Ok, stop.
Qu’on s’arrête de juger deux minutes et qu’on ouvre les yeux (et son esprit). La créativité y est bouillante!
Des jeunes décortiquent patiemment les codes des plateformes, testent, bricolent et rassemblent des communautés autour de leurs idées. Oui, il y a des failles qu’on attribue aux modèles d’affaires des plateformes : l’injonction à publier sans arrêt sous peine de perdre son reach, la pression de coller aux formats (courts) et aux tendances qui fonctionnent…
Mais malgré tout, il y a aussi une inventivité et une débrouillardise qui forcent l’admiration.
Au lieu de regarder ça de haut, il faudrait, comme dit Naomi Klein dans son formidable essai Le double, accepter de voir ce qui se passe « de l’autre côté du miroir ».
Comprendre cette culture, c’est comprendre où une génération entière vit et se projette. Et le mépris ne fait que creuser le fossé. Je sais que je vais en choquer plusieurs, mais BBNO$ n’est pas moins créatif que Philip Glass. Il compose dans une autre langue, dans un autre écosystème.
Comme le disent plusieurs auteurs et chercheurs, la culture évolue. Il nous manque seulement une nouvelle grammaire pour mieux décrire et reconnaître celle qui existe déjà sur nos petits écrans.
Faque si on veut vraiment protéger notre culture, il va falloir commencer par la voir. Toutte.
Wélà pour aujourd’hui. N’hésitez pas à me faire part de vos commentaires ou de suggestions de lecture/visionnement sur les tendances et innovations dans le domaine de la création numérique et des plateformes.
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Claudia
L’ethnographie en ligne est pratiquée depuis une dizaine d’années. Il y a des ouvrages sur la méthodologie et les outils. On parle aussi d’anthropologie numérique. La thèse de danah boyd en était un exemple et les travaux de Tom Boelstroff dans Second Life ont tracé la voie.
Je pense que ce qui fait le plus de peine au gens de l'ancien temps, c'est le fait qu'il n'existe pas vraiment d'espace commun dans ce nouveau bourbier médiatique.
Avant, on pouvait mettre une émission de culture sur une chaine généraliste à la télé, et avoir l'impression qu'elle «pouvait» être vue par n'importe qui. Il y avait probablement un peu de pensée magique là dedans.